8

 

 

 

La nuit prit fin et ce fut le matin. Ce fut d’abord une tonalité sépia, puis une lueur blême. Enfin, 4269 de La Carène apparut. Des cuisines s’élevaient des fumées, il y avait un tintamarre de vaisselle entrechoquée. Quand il arriva dans la salle commune, Reith retrouva Anacho, l’Homme-Dirdir, en train de boire du thé. Il s’installa à côté de lui et une fille de cuisine lui apporta du thé.

— Que sais-tu de Dadiche ? demanda-t-il à l’Homme-Dirdir.

— C’est une ville relativement ancienne, répondit Anacho en entourant le récipient de ses longs doigts pâles pour se réchauffer les mains. Elle a vingt mille ans ou quelque chose comme ça. C’est le principal astroport des Chasch bien qu’il y ait peu d’échanges entre eux et Godag, leur planète d’origine. Au sud de la cité sont implantées des usines, des installations techniques et il y a même un peu de trafic commercial entre les Dirdir et eux, quoique les uns et les autres prétendent le contraire. Que vas-tu chercher à Dadiche ?

Les yeux d’Anacho – des yeux d’un gris liquide, des yeux de hibou – étaient braqués sur Reith.

Reith réfléchit. Se confier à Anacho, qu’il considérait encore comme une quantité inconnue, n’apporterait rien.

— Les Chasch m’ont pris quelque chose de précieux que je voudrais récupérer si possible, finit-il par répondre.

— Intéressant, fit l’autre. (Il y avait une nuance de sarcasme voilé dans sa voix.) Je me sens vexé ! Qu’est-ce que les Chasch pourraient bien voler à un sous-homme, qui mériterait qu’on fasse un voyage de mille lieues pour le récupérer ? Et comment ledit sous-homme pourrait-il espérer récupérer son bien ? Ou même en retrouver la trace ?

— Je la retrouverai. C’est la suite qui pose un problème.

— Tu m’intrigues, dit l’Homme-Dirdir. Qu’envisages-tu de faire pour commencer ?

— J’ai besoin de renseignements. J’aimerais savoir si des gens comme toi et moi peuvent entrer dans Dadiche et en ressortir sans encombre.

— En ce qui me concerne, c’est hors de question, répondit Anacho. Mon odeur leur apprendrait tout de suite que je suis un Homme-Dirdir. Leur sensibilité olfactive est stupéfiante. La nourriture que l’on absorbe dégage des arômes qui imprègnent la peau ; les Chasch sont capables de les identifier et de faire la différence entre les Dirdir et les Wankh, les hommes des marais et les hommes de la steppe, les riches et les pauvres. Et je ne parle pas des variations dues aux maladies, à la saleté, aux onguents, à la diversité des eaux et à une dizaine d’autres facteurs encore. Ils peuvent sentir l’odeur de l’air salé imprégnant les poumons de quelqu’un qui s’est approché de l’océan, détecter l’ozone dans le souffle d’un homme descendant des montagnes. Ils décèlent la faim, la colère et la peur. Ils sont capables de déterminer l’âge, le sexe et la couleur de la peau des gens. Leur nez leur ouvre tout un univers perceptif.

Reith digéra ces propos.

Anacho se leva et s’approcha d’une table voisine où étaient installés trois hommes aux vêtements grossiers ; leur épiderme d’un gris blanchâtre était cireux, leurs cheveux étaient clairs et ils avaient de grands yeux au regard doux. Ils répondirent avec déférence aux questions d’Anacho, qui vint rejoindre son compagnon.

— Ce sont des rouliers qui se rendent régulièrement à Dadiche. À l’ouest de Pera, il n’y a rien à redouter. Les Chasch Verts évitent les canons de la cité. Personne ne nous cherchera noise en chemin…

— Nous ? Tu m’accompagnes ?

— Pourquoi pas ? Je n’ai jamais vu Dadiche ni les jardins qui l’entourent. Nous n’aurons qu’à louer une paire de chevaux-sauteurs et nous approcher à un ou deux kilomètres de la ville. D’après les rouliers, les Chasch en sortent rarement.

— Parfait ! s’exclama Reith. Je vais prévenir Traz. Il tiendra compagnie à la jeune fille.

 

Derrière l’auberge, il y avait un corral tenu par un individu de haute taille aux jambes caoutchouteuses appartenant à une espèce que Reith ne connaissait pas encore et qui accepta de leur louer des chevaux-sauteurs. Le palefrenier sella les bêtes, enfonça des tiges de direction dans les trous percés dans leurs crânes, ce qui les fit glapir et agiter désespérément leurs barbillons. On fixa les rênes, Reith et Anacho sautèrent alors sur le dos des bêtes, qui, après quelques ruades rageuses, s’élancèrent sur la route.

Les cavaliers passèrent par le centre de Pera où, sur un espace considérable, se dressaient des habitations de toutes sortes, depuis des masures faites de blocailles jusqu’à des édifices en dalles de béton. La population était plus nombreuse que Reith ne l’aurait cru : elle atteignait peut-être quatre ou cinq mille personnes. Et, tout là-haut, à la cime de la vieille citadelle, veillait, lugubre, le château rudimentaire qui abritait Naga Goho et les Gnashters de sa suite.

Reith et Anacho s’arrêtèrent net en atteignant l’esplanade centrale, horrifiés par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux. À côté d’un gibet massif se dressaient des billots maculés de sang. Deux hommes étaient empalés à de longs pieux. Une petite cage était suspendue à un chevalet : une créature nue, noircie par le soleil, y était accroupie. Elle avait à peine forme humaine. Un Gnashter était vautré à proximité – un jeune guerrier mafflu, vêtu de la tunique d’un rouge éteint et du kilt noir qui étaient l’uniforme de ses semblables.

Tirant sur les rênes, Reith lui demanda en désignant la cage du doigt :

— Quel crime a-t-il commis ?

— Il s’est montré récalcitrant quand Naga Goho a convoqué sa fille pour son service.

— Et il y a longtemps qu’il est accroché comme ça ?

Le Gnashter leva les yeux vers la potence et répondit avec indifférence :

— Il durera encore trois jours. La pluie l’a rafraîchi. Il est plein d’eau.

— Et ceux-là ? s’enquit Reith en désignant les cadavres empalés.

— Des fraudeurs. Des effrontés qui rechignent à verser la dîme à Naga Goho.

Anacho toucha le bras de son compagnon.

— Viens !

Reith s’éloigna lentement. Il était impossible de redresser toutes les injustices de cette affreuse planète mais, quand il se retourna et vit le supplicié dans sa cage, la honte s’empara de lui. Pourtant, que pouvait-il faire ? Se brouiller avec Naga Goho serait risqué de perdre sa vie sans profit pour personne. En revanche, s’il parvenait à récupérer la vedette spatiale et à regagner la Terre, le sort de tous les hommes de Tschaï serait peut-être amélioré. C’était du moins ce dont Reith s’efforçait de se persuader en essayant de chasser cet odieux spectacle de sa mémoire.

Au delà de Pera s’étendait une mosaïque de champs de forme irrégulière où des femmes et des jeunes filles cultivaient toutes sortes de plantes. Des fardiers débordant de produits agricoles se dirigeaient vers Dadiche. Reith, qui ne s’attendait pas à des échanges aussi officiels, était étonné.

Après avoir chevauché pendant une quinzaine de kilomètres, les deux compagnons furent arrêtés par un barrage et durent attendre que les deux Gnashters de garde aient fini de fouiller une charrette transportant des caisses de choux d’aspect pulpeux. Le conducteur dut verser un droit de passage. À Reith et à Anacho, on demanda un sequin par personne.

— Il n’y a pas de petits profits pour Naga Goho, grommela Reith. Qu’est-ce qu’il fait de toute sa richesse ?

L’Homme-Dirdir eut un haussement d’épaules.

— Qu’est-ce que tout le monde fait de la richesse ?

Après avoir franchi un ravin aux versants abrupts, la route se mit à faire des méandres. Elle était en pente raide. Au delà s’ouvrait le territoire des Chasch Bleus. C’était un paysage boisé, ponctué de lacs innombrables et que parcouraient des dizaines de petits cours d’eau. Il y avait des centaines d’espèces d’arbres : des rouges aux palmes semblables à des plumes, des verts qui ressemblaient à des conifères, des noirs dont les branches portaient des boules blanches, sans compter une multitude de bouquets d’adaraks. Le paysage tout entier n’était qu’un seul jardin méticuleusement entretenu.

Plus bas se déployait Dadiche : des dômes bas et aplatis, de blanches surfaces incurvées à demi cachées dans la verdure. Il était impossible d’évaluer les dimensions de la cité et l’importance de sa population : la ville et le parc se confondaient, et Reith ne pouvait faire autrement que de reconnaître que les Chasch Bleus vivaient dans un bien agréable environnement.

L’Homme-Dirdir, quant à lui, conditionné par des normes esthétiques différentes, faisait preuve de condescendance :

— Cela illustre de façon exemplaire la mentalité des Chasch : le mépris des formes, l’anarchie, le goût du tortueux. As-tu déjà vu une cité dirdir ? Là, c’est de l’authentique noblesse ! On en a le souffle coupé. Ce fatras à moitié bucolique… (Anacho eut un geste de dédain)… est révélateur de l’esprit capricieux des Chasch Bleus. Évidemment, ils ne sont pas aussi avachis et décadents que les Vieux Chasch – tu te rappelles Golsse ? – mais il y a vingt mille ans que ces derniers agonisent… Qu’est-ce que tu fais ? Quel est cet instrument ?

Si Anacho avait posé cette question, c’était parce que Reith, incapable d’imaginer un moyen discret de consulter son transcom, l’avait ouvertement sorti de sa trousse.

— C’est un appareil indiquant la direction et la distance. Je lis… cinq kilomètres. (Il examina l’aiguille.) La trajectoire passe par ce grand bâtiment surmonté d’une coupole. (Il le désigna du doigt.) La distance me paraît correcte.

Anacho contemplait le transcom avec une fascination lugubre.

— Où as-tu trouvé cet instrument ? Je n’ai jamais vu de travail semblable auparavant. Et ces caractères… Ils ne sont ni dirdir, ni chasch, ni wankh. Vient-il d’un coin reculé de Tschaï où les sous-hommes savent produire des objets de cette qualité ? Je suis abasourdi ! Je les avais toujours crus incapables de se livrer à une activité plus compliquée que l’agriculture !

— Anacho, mon ami, rétorqua Reith, tu as encore beaucoup à apprendre. Et tu n’es pas au bout de tes surprises.

Anacho se frotta le menton et ramena sa toque sombre sur son front.

— Tu es aussi énigmatique qu’un Pnume.

Reith sortit son sondoscope de sa sacoche et examina les environs. La route dévalait la colline, s’enfonçait dans un bosquet d’arbres en forme de flammes portant de gigantesques fleurs vertes et pourpres, pour aboutir finalement à un portail s’ouvrant dans un mur qu’ils n’avaient pas encore remarqué et qui servait visiblement à protéger Dadiche des incursions des Chasch Verts. De là, elle se perdait dans la ville. Des fardiers chargés de denrées se dirigeaient vers la cité, d’autres s’éloignaient, remplis de produits manufacturés.

À la vue du sondoscope, Anacho eut un claquement de langue tout à la fois irrité et étonné, mais il ne fit pas de commentaires.

— Inutile de continuer la route, laissa tomber Reith. Mais si nous avançons pendant un ou deux kilomètres en suivant la ligne des crêtes, je pourrai voir ce bâtiment sous un autre angle.

Anacho n’émit pas d’objection et ils parcoururent deux kilomètres. Reith refit le point avec son transcom. La ligne de mire passait par l’édifice à la haute coupole. Il hocha la tête d’un air catégorique.

— C’est dans ce bâtiment que se trouvent les objets qui m’appartenaient et que je veux récupérer.

Un sourire torve joua sur les lèvres d’Anacho.

— Fort bien, mais comment vas-tu t’y prendre ? Tu ne peux pas galoper jusqu’au portail, frapper et crier : Rendez-moi ce qui m’appartient ! Tu risquerais d’être déçu. Et je doute que tu sois un voleur suffisamment habile pour mystifier les Chasch. Alors, que vas-tu faire ?

Reith considéra mélancoliquement l’imposant dôme blanc.

— Avant tout, effectuer une reconnaissance rapprochée. J’ai besoin de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Parce que, si cela se trouve, la chose qui m’intéresse le plus n’est peut-être pas là du tout.

Anacho dodelina du chef en signe de reproche.

— Tu parles par énigmes. D’abord, tu déclares que tes affaires sont là et ensuite que, après tout, elles n’y sont peut-être pas.

Reith se contenta de rire en manifestant une assurance qu’il n’éprouvait pas. Maintenant qu’il était aux portes de Dadiche et, sans doute, que le vaisseau spatial était à portée de sa main, le problème que posait la récupération de celui-ci paraissait insoluble.

— En tout cas, cela suffit pour aujourd’hui. Retournons à Pera.

Tressautant sur le dos de leurs montures, ils regagnèrent la route, devant laquelle ils s’arrêtèrent un moment pour regarder passer les véhicules. Les uns étaient à moteur, d’autres avançaient au pas lent des bêtes qui les tiraient. Ceux qui se dirigeaient vers Dadiche transportaient des produits alimentaires : des melons, des carcasses d’oiseaux, des roseaux, des balles d’une espèce de soie d’un blanc terne que filaient des insectes des marais, des filets bosselés contenant des outres pourpres.

— Ces charrettes entrent à Dadiche, dit Reith. J’irai avec elles. Pourquoi y aurait-il des difficultés ?

L’Homme-Dirdir eut un hochement de tête lugubre.

— Avec les Chasch Bleus, on ne peut rien prédire. Ils pourraient te prendre comme bouffon et tu te retrouverais, par exemple, en train de marcher sur des baguettes au-dessus d’une fosse pleine d’immondices ou de scorpions aux yeux blancs. Chaque fois que tu recouvrerais ton équilibre, ils chaufferaient les baguettes ou y feraient passer de l’électricité ; alors, tu effectuerais des cabrioles et des bonds désespérés. Ou bien ils te mettraient dans un labyrinthe de verre en compagnie d’un Pnume furieux. Ou bien ils te banderaient les yeux et te feraient entrer dans un amphithéâtre en compagnie d’un cyclodon aux yeux également bandés. Ou alors – si tu étais un Dirdir ou un Homme-Dirdir – ils t’obligeraient à résoudre des problèmes de logique sous peine de subir de désagréables sanctions. Leur ingéniosité est sans limites.

Reith jeta un regard noir à la cité.

— Et les rouliers risquent toutes ces tribulations ?

— Ils ont une patente et peuvent aller et venir impunément à condition de ne pas enfreindre le règlement.

— Eh bien, je me ferai passer pour un roulier.

Anacho eut un hochement de tête.

— C’est le stratagème qui vient tout de suite à l’esprit. Ce soir, je te conseille de te déshabiller, de te rouler dans la boue, de faire brûler des os et de t’imprégner de leur fumée, de piétiner le crottin des bêtes de trait, de manger des panibals, dont les effluves pénétreront ta peau et en élimineront la graisse. Ensuite, tu mettras des vêtements de roulier. Dernière précaution : ne passe jamais dans le vent d’un Chasch Bleu et retiens ton souffle si quelqu’un risque de déceler l’odeur de ton haleine ou de ta respiration.

Reith parvint à sourire – un sourire dépourvu de gaieté.

— Le projet semble à chaque minute de moins en moins praticable. Mais il m’est égal de mourir. J’ai trop de responsabilités. Entre autres ramener cette fille à Cath.

Anacho renifla avec mépris.

— Bah ! Tu es victime de ton sentimentalisme. Elle ne peut que t’attirer des ennuis. Elle est fière et cabocharde. Abandonne-la donc à son sort !

— Si elle n’était pas fière d’elle, je la soupçonnerais d’être idiote ! s’exclama Reith avec fougue.

Anacho embrassa le bout de ses doigts en un geste d’une ferveur toute méditerranéenne.

— Qui n’a pas vu les femmes de ma race ignore ce qu’est la beauté ! Ah ! quelles élégantes créatures avec leur pâleur de neige, leur crâne chauve qui brille comme un miroir. Elles ressemblent tellement aux Dirdir qu’eux-mêmes sont sans défense devant elles. Enfin… Chacun ses goûts ! Cette fille de Cath ne peut être qu’une source de tribulations. Ces femmes-là attirent le désastre comme les nuages la pluie. Rappelle-toi le jour où, à cause d’elle, tu as dû te battre !

Reith haussa les épaules et éperonna sa monture, qui se mit à galoper sur la route. Les cavaliers, s’enfonçant vers l’est, s’élancèrent dans la steppe en direction du promontoire de rochers grisâtres qui était Pera.

Ils regagnèrent la cité en ruine en fin d’après-midi. Après avoir rentré leurs chevaux-sauteurs à l’écurie, ils traversèrent la place, de l’autre côté de laquelle se trouvait la taverne presque souterraine. Le soleil bas sur l’horizon était dans leur dos.

La salle commune était à moitié pleine de gens qui dînaient tôt, mais ni Traz ni la Fleur de Cath n’étaient là. Ils n’étaient pas non plus dans la petite chambre du second. Reith redescendit et alla trouver l’aubergiste :

— Où sont mes amis… le garçon et la fille de Cath ? Je ne les ai vus nulle part.

Le tavernier, la mine revêche, évitait le regard du Terrien.

— Tu dois bien savoir où elle est. Comment pourrait-elle être ailleurs que là ? Quant au garçon, il s’est mis dans une colère extravagante lorsque les Gnashters sont venus la chercher. Ils l’ont assommé et l’ont emmené pour qu’il soit pendu.

D’une voix précise et contrôlée, Reith demanda :

— Quand cela s’est-il passé ?

— Il n’y a pas longtemps. Il doit encore être en train de se débattre. Ce garçon s’est conduit comme un imbécile. Une fille comme ça, c’est de la provocation ! Il n’avait pas le droit de la défendre.

— Ils l’ont conduite à la tour ?

— Je suppose. Mais cela ne me regarde pas. Naga Goho fait ce que bon lui semble. À Pera, c’est lui le maître.

Reith se tourna vers Anacho et lui remit sa sacoche, ne conservant que ses armes.

— Prends soin de mes affaires. Si je ne reviens pas, tu pourras les garder.

— Tu as encore une fois décidé de risquer ta vie ? fit Anacho sur un ton où l’étonnement se mêlait à la désapprobation. Et ce fameux objet que tu tiens tant à récupérer ?

— Cela peut attendre.

Et Reith s’élança en courant vers la citadelle.